LE LOUP VENU

Illustré par Marie Caudry

éditions Thierry Magnier 2013


____



Enfance et anthropocène - par Alexandre Galand

 

 

 

Quiconque s’interroge sur l’anthropocène et ses issues risque d’éprouver de sérieux vertiges. C’est particulièrement le cas lorsque vient le moment d’aborder la question avec (ses) des enfants. Comment aborder les catastrophes en cours, l’extinction de la biodiversité, les risques à venir ? Comment concilier cet état des lieux, douloureux et désespérant, avec une éducation qui généralement s’accommode (peut-être à raison ?) du déni et qui tente d’inscrire l’enfant dans un espace protégé, voire cadenassé ? Mais pour combien de temps ? Ces questions, complexes et délicates, n’appellent évidemment pas de réponses toutes faites, réductibles à quelques conseils simplistes. Une piste, tout de même, réside probablement dans l’appréhension par l’enfant (et pourquoi pas par l’adulte ?) de ces phénomènes par le biais du symbolique et de l’imaginaire. Un livre tel que Le loup venu de Gauthier David (texte) et Marie Caudry (images) (Thierry Magnier, 2015), beau et subtil, contribue à intégrer et à accepter les mauvaises nouvelles, mais aussi peut-être à y répondre.

 

L’histoire concerne une fillette qui décide de renouer avec la vie dans la forêt marquée par « son ambiance particulière d’ombres et de présences animales ». Un beau jour, c’est l’image que l’on voit ci-dessus, notre héroïne tire une chose étrange de la rivière, qui « pèse un âne mort ». La suite de l’histoire nous apprend qu’il s’agit d’un loup épuisé, presque mort, dont toutes les dents ont été arrachées par des chasseurs. La fillette en prend soin, avec le concours des présences animales de la forêt. Ce soin pour l’autre, qui est aussi une ouverture à l’altérité, trouve son accomplissement dans une image incroyable où la fille nage dans la rivière et se voit entourée d’animaux. Quand on regarde bien ceux-ci, on se rend compte (car l’auteur du texte a l’intelligence de ne pas le préciser) qu’il s’agit essentiellement d’espèces éteintes : le Thylacine, le Dodo, le Pingouin géant, le Pigeon migrateur, le Dauphin de chine, le Moa, le Pic à bec ivoire, le Canard à tête rose…

 

L’image est accompagnée du texte suivant, digne du Jean-Christophe Bailly lorsqu’il écrit à propos du Versant animal (Bayard, 2007, voir l’extrait ci-dessous qui évoque l’image ci-dessus) ou du Parti-pris des animaux (Christian Bourgois, 2013) : « Je n’ai pas eu peur d’eux. Leur regard était absent, doux, inoffensif. J’ai reconnu un dodo, un canard à tête rose, un moa, un tigre de Tasmanie… Une lumière bleue, transparente, enveloppait leurs corps. Ils semblaient me remercier. Pour le loup, pour les loups. Nous nous sommes observés quelques secondes. Puis ils ont détalé. Ils passaient au travers des arbres. »

 

Il est donc question ici d’une rencontre furtive, du remerciement d’une assemblée d’animaux muets, d’un pardon possible. Bien entendu,  l’évocation de ce sentiment humain est une projection, mais la fable autorise cette latitude. Par ailleurs, cette histoire, que ce soit par le biais des images ou du texte, prend bien garde de faire coïncider les milieux animaux et le milieu humain. Les animaux sont là et nous sommes ici, tenus à distance par l’espace et le temps qui nous séparent d’eux.

 

Cette histoire nous raconte ainsi que l’enfance est un territoire où à travers les épreuves (les dents qu’on arrache à un loup, les chasseurs qui brûlent la forêt au risque d’anéantir la vie de la petite fille, les espèces qui ne sont plus), une forme de réconciliation, distante et respectueuse, ainsi qu’une prise de responsabilité sont envisageables. Tout en gardant à l’esprit qu’à la fin de l’histoire, les loups « disparaissent » et « hurlent dans le lointain. »

 

L’extrait de Jean-Christophe Bailly (Le versant animal, 2007) :

 

« Or ce qui m’est arrivé cette nuit-là et qui sur l’instant m’a ému jusqu’aux larmes, c’était à la fois comme une pensée et comme une preuve, c’était la pensée qu’il n’y a pas de règne, ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne et nous y étions seuls l’un et l’autre. Mais dans l’intervalle de cette poursuite, ce que j’avais touché justement, j’en suis sûr, c’était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant donc qui donnait sur un autre monde. Une vision, rien qu’une vision – le « pur jailli » d’une bête hors des taillis – mais plus nette qu’aucune pensée. »